Mercredi 29 janvier, lors d’une réunion de la Commission permanente des Affaires étrangères de la Chambre des représentants marocaine (soit la chambre basse du Parlement), le chef de la diplomatie du royaume chérifien, Nasser Bourita, a affirmé que “la sécurité spirituelle du Maroc et de l’Afrique figur[ait] parmi les priorités du royaume visant à contrer les visées iraniennes sur le continent”.
M.Bourita a ajouté que la République islamique usait de son influence en Afrique de l’Ouest pour répandre sa doctrine chiite. Ainsi, il a rappelé que la solidarité totale témoignée par le Maroc aux Émirats arabes unis constituait un message clair dénonçant les débordements des Houthis, soutenus par l’Iran.
Lundi 31 janvier, lors d’un point presse à Téhéran, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Saeed Khatibzadeh, a rejeté les accusations marocaines, qualifiant les propos du ministre Bourita de “projections infondées”. Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que Rabat a rompu en 2018 ses relations diplomatiques avec Téhéran, sur soupçons d’un soutien du mouvement chiite libanais Hezbollah au Front Polisario, via l’ambassade d’Iran à Alger.
Y a-t-il un danger de propagation de la doctrine chiite au Maghreb et en Afrique de l’Ouest? L’Iran joue-t-il un rôle dans cette supposée promotion du chiisme en Afrique? Pourquoi est-il attaqué par la diplomatie marocaine? Y a-t-il des enjeux géopolitiques et géostratégiques autour de cette campagne contre la présence iranienne? In fine, la religion n’est-elle pas une question de liberté de conscience?
Pour analyser ces développements, Sputnik a sollicité Riadh Sidaoui, politologue et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps) de Genève. Pour lui, “les déclarations du chef de la diplomatie marocaine à l’égard de l’Iran, aussi bien en ce qui concerne la guerre au Yémen que sa prétendue intention de répandre la doctrine chiite en Afrique de l’Ouest, sont liées à deux enjeux, interne et externe. Le premier tient aux fondements de la diplomatie marocaine en Afrique qui utilise la religion -via la doctrine de la confrérie soufie Tijaniyya et le statut de commandeur des croyants du roi Mohammed VI- pour faire avancer les intérêts du royaume sur le continent. Le second est directement lié à l’alignement géopolitique du Maroc sur la ligne diplomatique des États-Unis et de leurs alliés du Golfe à l’égard de l’Iran, notamment depuis la normalisation des relations diplomatiques entre le royaume et l’État hébreu et la conclusion d’un important accord sécuritaire et de Défense entre eux”.
La religion dans la diplomatie marocaine
“Dès son accession au pouvoir en 1999, suite au décès de son père feu le roi Hassan II, le jeune souverain chérifien Mohammed VI a fait de l’Afrique la priorité absolue de la diplomatie politique et économique du Maroc”, affirme M.Sidaoui, soulignant que “ça a été un revirement stratégique important par rapport aux années d’avant où c’était l’Union européenne qui était le centre des priorités”.
Et d’ajouter qu’à partir de cette période, “les entreprises privées marocaines ont réussi à se développer d’une manière importante sur le continent, mais particulièrement en Afrique de l’Ouest, notamment dans le secteur financier. En effet, les banques marocaines ont même réussi à damer le pion à leurs homologues françaises, contribuant ainsi au développement des marchés financiers locaux par la formation et l’emploi de jeunes compétences autochtones. C’est dans cette logique que le royaume chérifien, vraisemblablement avec l’aide de la France, a officiellement formulé une demande d’adhésion à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui n’a pas encore abouti, mais qui pourrait ouvrir un important marché de près de 370 millions de personnes aux exportations du pays”.
Dans le même sens, il rappelle que “la religion a depuis longtemps fait partie de ce qu’on pourrait qualifier de soft power marocain en Afrique de l’Ouest. Dans cette région du continent, la confrérie soufie Tijaniyya est la pratique de l’islam la plus répandue et dominante par son caractère mystique et pacifique, facilement adoptée par les populations locales. Le père fondateur de la confrérie Tijaniyya, Sidi Ahmed at-Tijani (1735-1815), est enterré à Fès, au Maroc, conférant ainsi un statut religieux hautement important au pays auprès des musulmans ouest-africains. En effet, chaque année des milliers de fidèles se rendent en pèlerinage devant le mausolée où est enterré le fondateur de la confrérie. Le soft power religieux du Maroc est actuellement renforcé grâce à la formation des imams assurée par l’Institut Mohammed VI”.
Quid des enjeux géopolitiques et géostratégiques?
Outre l’aspect strictement lié aux fondements de la politique extérieure du Maroc en Afrique, ce qui se passe en Ukraine et en Asie centrale, dans le cadre de la nouvelle guerre d’influence entre les grandes puissances mondiales, a également une empreinte sur les positions exprimées dernièrement par le chef de la diplomatie marocaine à l’égard de l’Iran, dans le contexte des attaques houthies par drones sur des villes émiraties, explique le chercheur.
“La loi d’autorisation de la défense nationale (NDAA) 2022 des États-Unis est claire quant à la volonté de l’administration Biden de mener une politique d’endiguement et de confinement contre la Chine et la Russie”, explique-t-il, ponctuant que “l’encerclement ultérieur de l’Iran devient ainsi une évidence”.
Et de préciser que “le plan américain pour la Chine consiste en un réseau potentiellement étouffant de bases et de forces militaires, joignant des États partenaires de plus en plus militarisés [du Japon et de la Corée du Sud dans le nord du Pacifique à l’Australie, les Philippines, la Thaïlande et Singapour au sud et à l’Inde sur le flanc oriental de la Chine, ndlr]. L’objectif est de permettre à Washington de barricader l’armée chinoise à l’intérieur de son propre territoire et potentiellement de paralyser l’économie du pays dans toute crise pouvant se déclencher dans le futur. Dans ce cadre, une série de mesures visant à intégrer Taïwan dans le système de défense américain entourant la Chine, a été introduite”.
Comme première étape, la tentative de cimenter cette stratégie américaine, indique-t-il, “est actuellement mise en œuvre contre la Russie en Ukraine. Le fait est que l’adhésion de l’Europe à cette politique est la pièce maîtresse de l’encerclement de la Russie. Il faut bien avoir à l’esprit que l’un des éléments clés du commerce mondial dans les années à venir sera la route de la Soie maritime de la Chine. Cette route maritime a inévitablement comme pivot la Corne de l’Afrique et son point d’étranglement du détroit de Bab al-Mandeb, au large des côtes du Yémen. Le Yémen devient donc une plaque tournante clé pour la capacité des États-Unis à contenir et à priver la Chine de sa route de la Soie maritime”.
Les Émirats au cœur de la bataille?
Dans ce contexte, estime-t-il, “les Émirats arabes unis jouent au Moyen-Orient le pendant stratégique de Taïwan dans le Pacifique, devenant l’ancrage géographique des ports et des îles sentinelles surplombant l’océan Indien, la mer d’Oman, la mer Rouge, la Corne de l’Afrique et le détroit de Bab al-Mandeb, tous actuellement contrôlés par Abou Dhabi. Ainsi, les Émirats sont devenus le levier stratégique des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Israël, qui se sont engagés dans la guerre au Yémen, pour bloquer cette route maritime à la Chine. C’est dans cette optique qu’il faut lire la décision américaine d’obliger Abou Dhabi de reconsidérer sa stratégie de sortie de la guerre au Yémen”.
Ainsi, “l’attaque contre les Émirats arabes unis par les Houthis, alliés de l’Iran, avec des drones envoie un message clair que ces derniers n’ont aucune intention de concéder un point aussi vital pour eux et pour leurs alliés iraniens et chinois, qui ont une base à Djibouti”, analyse-t-il. Et de s’interroger: “comment cela se fait-il que les États-Unis et la France, qui ont des bases militaires aux Émirats dotées de moyens de surveillance aériens ultrasophistiqués, n’ont pas alerté les Émiratis des attaques houthies?”
Après s’être engagé en 2015 dans la coalition menée par l’Arabie saoudite contre les Houthis au Yémen, le Maroc a annoncé début février 2019 sa décision de se retirer de cette guerre, suite à des différends avec Riyad.
“Le Maroc, qui est considéré par les États-Unis comme l’allié stratégique non membre de l’Otan en Afrique, a des relations de plus en plus solides avec Israël qui considère l’Iran comme l’ennemi à abattre au Moyen-Orient. Ainsi, Rabat, de par ses relations avec Washington, Paris et Tel Aviv, voit naturellement dans l’arrivée de l’Iran en Afrique de l’Ouest et au Maghreb un danger. Cependant il devrait revoir ses calculs. La première raison est que l’argument religieux, qui relève déjà de la liberté de conscience, est complètement fallacieux. En effet, lancé par Samuel Paul Huntington dans sa théorie du choc des civilisations, les chiites et les sunnites ne se sont pas entretués pour autant au Moyen-Orient et l’Iran est actuellement un allié de la Russie orthodoxe et de la Chine confucéenne dans le cadre de l’axe eurasiatique de la résistance à l’impérialisme anglo-saxon. La seconde raison est que l’axe Pékin-Moscou-Téhéran offre une opportunité inouïe aux Africains, si elle est saisie avec clairvoyance, d’établir un équilibre des forces qui servira leurs intérêts”, conclut-il, estimant que “le Maroc aura tout à gagner à ajuster son jeu”.
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